“Je vous épluche, belle Inconnue, je vous mets à nu”
Le texte que nous publions ci-dessous est extrait du chapitre intitulé “Février” du roman épistolaire d’Emilie Salamin-Amar “De vous à moi”, paru l’an dernier. Une atmosphère intimiste propice à un scénario de film dans lequel on verrait bien évoluer une comédienne imprégnée d’aérienne évanescence et un acteur rompu aux rôles d’introspection en huis clos. A chaque mois suffit sa peine pour le guetteur impénitent tapi derrière sa porte, au bout du corridor. Léo interpelle son «Cher Mirage» sa «Chère Envie» ou «Chère Mystérieuse», la voisine qu’il sublime sans jamais l’aborder. L’année s’écoule au rythme de ses douze partitions et Léo poursuit sa quête du Graal. Sa dulcinée le fuit dans son imagination, il la devine tantôt dans les bras de Thierry, tantôt dans ceux de son frère jumeau, deux faux pervers dont il ne parvient même pas à être jaloux car la course vers l’improbable absolu relativise les émotions et les sentiments. Léo parlera-t-il un jour à sa belle? Prolifique romancière vaudoise, Emilie Salamin-Amar se délecte dans la construction d’un labyrinthe dont elle seule détient la clé. C.
♥♥♥Chère Illusion,
Je rentre à l’instant de Paris, je pensais trouver un mot de vous. Mais rien! Je vous sais très prise par tous vos rendez-vous galants, mais je ne sais pourquoi, j’ai espéré. J’ai fait un petit crochet par Evreux, histoire de tenter de régler une autre succession. Il faut vous dire que les héritiers sont bien souvent capables des pires bassesses. Surtout lorsqu’il s’agit de partage dit à l’amiable. Dans ce cas-là, le testament était bien libellé. L’énumération des lots était parfaite. Seulement voilà, dans l’un des tiroirs d’un meuble, une ancienne armoire normande, il y avait une boîte contenant une grosse liasse de billets de banque périmés. Imaginez la frustration des membres de cette famille, et surtout de celui à qui les meubles avaient été légués, lorsqu’ils apprirent que même la Banque de France ne voulait en aucun cas reprendre ces vieux billets datant des années cinquante. Je ne sais si mes petits récits vous intéressent.
Aussi, je vais un peu vous parler de moi, puisque telle est votre demande. Mais, que vous dire? Ma propre vie est vide, enfin je voulais dire trop pleine de celles des autres. Je n’ai aucune place sur tous ces arbres généalogiques que je m’évertue à décrypter. Je suis un simple étranger à toutes ces familles dont je connais tous les ancêtres. Je me sens un peu seul au monde, enfin beaucoup moins depuis que vous êtes entrée dans ma vie. Vous m’apportez de la fantaisie, de la fraîcheur, un petit vent de folie. A présent, elle est teintée de rose… ♥ Léo♥♥♥Chère Confidente,
Me revoilou, je suis de retour, par contre, lorsque j’ai toqué à votre porte, vous étiez absente. J’allais presque rajouter, comme toujours! Alors je vous laisse cette missive sous la porte que vous trouverez à votre retour.
Avec mon départ précipité pour la France, je n’ai pas pris le temps de vous répondre. J’aime quand vous êtes en colère, j’imagine vos yeux comme des mitraillettes prêtes à me descendre d’un seul clignement de vos beaux yeux. Je vous comprends lorsque vous dites que vous pouvez avoir tous les hommes que compte la planète. Mais, avouez tout de même que vous avez un penchant pour moi. Savez-vous que je sais lire entre les lignes? Et puis, il y a des lettres qui ne trompent pas. Tenez, cette façon dont vous barrez les «t», cette jolie manière d’écrire les «q» à l’envers, si bien que l’on pourrait les confondre avec des «p». N’y voyez aucun jeu de mot, c’est juste le fruit de mes observations. Tout ce qui me vient de vous est observé à la loupe, pour ne pas dire au microscope. Je vous épluche, belle Inconnue, je vous mets à nu. Pas besoin d’analyser cette phrase, je réagis en tant qu’homme, et c’est une réaction tout à fait normale.
Ceci dit, mon invitation à partager un bol de soupe est toujours valable. Je vous promets de laisser les légumes tels quels afin que vous puissiez les croquer et fantasmer par la même occasion sur leur consistance. A présent, lorsque je mange une pomme de terre, je pense à vous, à cette douceur de la pulpe, à ce qu’elle provoque sur ma langue et mon palais. J’ai donc décrété que la patate est définitivement très érotique!♥ Léo♥♥♥Cher Mirage,
Pourquoi êtes-vous si cruelle avec moi? Je sais bien que vous avez d’autres hommes en tête, en dehors de ma petite personne. Pourtant, bien malgré moi, je ne puis m’empêcher de penser à vous. Que voulez-vous, je ne suis pas insensible à votre beauté, votre charisme et surtout, votre manière de m’écrire. Vous illuminez mes nuits et mes jours, et sachez, que personne ne pourra m’empêcher de rêver de vous.
Je suis un être solitaire, je ne suis que le prolongement de mon stylo. Je ne fréquente que des arbres imaginaires, je veux parler de ceux que l’on couche sur le papier. Ma vie est peuplée d’illustres inconnus dont je connais la filiation, et le montant de leur part d’héritage. Je n’ai pas le loisir de fréquenter d’autres personnes. Je n’en éprouve aucun désir et n’en ressens aucun manque. Il n’y a que vous qui avez piqué ma curiosité et allumé le désir de vous fréquenter.
Le goût de la solitude doit sans aucun doute remonter à ma naissance. Je suis un enfant trouvé dans une poubelle. J’ai été recueilli, puis adopté par une famille de saltimbanques. J’ai donc beaucoup bourlingué, allant d’une ville à l’autre. Et c’est probablement la raison pour laquelle j’ai embrassé cette profession de généalogiste. En quelque sorte, je vis par procuration. J’ai réussi à devenir le maillon de la chaîne la plus importante d’un arbre, celui qui relie les uns aux autres et cela me comble.
Parfois, il faut savoir être un petit peu mythomane, et dans mon cas cela m’aide à espérer notre rencontre. J’aime imaginer que vous êtes amoureuse de moi. C’est une autre manière de forcer le destin. A force de me persuader que vous m’aimerez un jour, cela finira bien par se réaliser si j’y crois fermement. Il faut partir gagnant dans la vie, mettre toutes les chances de son côté afin de pouvoir caresser du bout des doigts ce que l’on a longtemps espéré. Cela peut vous paraître puéril, mais ça marche! On appelle cela la méthode Coué.
Je m’amuse comme un fou à vous écrire. Cela me distrait énormément. Je dois m’évertuer à trouver de nouvelles idées pour vous mettre en scène. Dans la vie, il faut être un peu mégalomane afin de vous pousser à aller au bout de vos rêves. C’est très stimulant! Plus le temps passe, plus j’avance vers vous. L’autre jour, je me suis demandé si vous étiez croyante. Finalement, je ne veux pas le savoir. Ce qui est important pour moi, c’est que vous croyiez en moi. Etant donné que je vous imagine plus jeune que moi, je serai votre maître à penser, je veux être votre guide, votre protecteur, votre père, votre frère, votre meilleur ami, votre amant préféré, votre joker. Je serai votre mécène, je ferai en sorte que vous puissiez développer vos talents cachés révélés par moi. Croyez-moi, je saurai les découvrir afin de les mettre en valeur. Je vous veux telle que je le désire. Mais, pour l’instant, vous manquez de maturité, c’est tout à fait normal, puisque je viens de vous créer.♥ Léo(Extrait du roman épistolaire «De vous à moi» publié par Emilie Salamin-Amar aux Editions Planète Lilou en 2017).